Par Dominique Masson
Gustave Eiffel a été à l’honneur en 2019, avec des manifestations et un film en cours de tournage sur sa vie.
Le nom d’origine de la famille n’est pas Eiffel, mais Bonickhausen et, pendant longtemps, il sera écrit : « dit Eiffel » ; ce n’est que le premier avril 1879, par décret, que Gustave obtiendra officiellement le droit de ne plus faire état de Bonickhausen dans les textes officiels.
Aux origines, il y a un bourgeois né près de Cologne, dans le Saint Empire Germanique, en 1680, mais qui va fuir les guerres et s’établir en France, vers 1700. Dans son désir de s’assimiler, il va adopter un prénom français (Jean René, au lieu de Guillaume Henri) et fonder un foyer à Paris. L’un de ses descendants, François-Alexandre, va s’engager, à 16 ans, pendant la période révolutionnaire, comme volontaire dans le Régiment des Hussards de Bercheny, et participe aux campagnes d’Eugène de Beauharnais en Italie. Après la chute de l’Empire, il se réengage, faute de mieux, comme simple soldat et mène une vie végétative, de garnison en garnison. C’est ainsi qu’il se retrouve cantonné à Dijon, où il rencontre la fille d’un marchand de bois, Catherine-Mélanie Moneuse, qu’il épouse le 23 novembre 1824.Celle-ci va pousser son mari à prendre un poste à la sous-intendance militaire de Dijon puis à la préfecture ; le jeune ménage s’installe quai Nicolas-Rolin, chez les parents Moneuse.
Mais, à la mort du père de Mélanie, en 1831, Alexandre rejoint sa femme pour la seconder dans son négoce et celle-ci se lance dans le commerce d’un combustible très demandé, le charbon, auquel elle ajoute le coke, le bois et le gaz. En 1833, elle devient entrepositaire des mines de Blanzy, en Saône et Loire, et travaille aussi avec celle de Rive-de-Gier, dans le département de la Loire, grâce à l’ouverture complète du canal de Bourgogne, en 1832. En 1836, comme l’ouverture de la voie ferrée d’Epinac au canal permet à la Compagnie d’Epinac de baisser fortement ses prix, Mélanie Moneuse-Bonickhausen passe une convention avec elle, pour fournir les industries de Bourgogne en charbon et coke de meilleure qualité, à des prix plus intéressants, et dans des délais de transport désormais plus courts que ceux de Blanzy[i]. Elle fournit, entre autre, les forges de Montbard et de Châtillon-Sainte Colombe, qui sont des clients importants ; plus de six mille cinq cent mesures, soit quatre bateaux de charbon, leurs sont destinés, par mois (le charbon est vendu 1,95 F l’hectolitre à Montbard). Elle fournit également la forge de Chenecières ; en 1834, les frères Lapérouse acquirent les lieux et y installèrent des laminoirs, en renforçant le bief et en substituant au bois la houille d’Epinac, vendu par Mélanie Eiffel.Pour gérer les 30 000 tonnes de charbon qui arrivent au port de Dijon, l’entreprise Eiffel doit, dès 1839, déployer une logistique importante; pour cela, elle possède deux péniches pour faciliter le transport et organise le déchargement, le stockage et la vente du charbon. C’est sûrement lors de l’un de ses voyages d’affaire que Mélanie a repéré le jeune régisseur du fourneau de Châtillon. Car, en 1845, Joseph Maître a construit un fourneau à la place de la papeterie, avec une machine à vapeur. Au recensement de 1846, le régisseur est J.B Mailfert (26 ans) mais, au recensement de 1851, le régisseur est Joseph Collin (26 ans).
Le 15 décembre 1832, naît Gustave Eiffel ; il sera baptisé en la cathédrale Saint Bénigne, mais mis rapidement en nourrice. Marie naîtra en 1834 et Laure le 23 mars 1836. En 1843, ayant amassé un capital appréciable, le couple Eiffel-Bonickhausen se retira des affaires et vendit son fond de commerce. Pour Gustave, il est en pension chez sa grand-mère. Mais, l’inactivité semblant peser au couple, Alexandre devint comptable pour un marchand de bière, Edouard Regneau, lequel leur consentit la location du Castel, rue des Moulins, au milieu d’un vaste parc. Quant à Gustave, après des études dijonnaises, ayant son baccalauréat ès Lettres et ès Sciences en poche, il part à Paris en 1850 s’inscrire au collège Sainte Barbe, qui prépare à l’Ecole polytechnique. Mais, en 1852, il ne sera pas sur la liste des admis ; par contre, il peut entrer à l’Ecole centrale des arts et manufactures. C’est là que Gustave va se former à l’art de l’ingénieur. Son diplôme en poche, en 1855, il est en quête d’une situation. Sa mère fait alors pression sur son gendre, Joseph Collin. Car Mélanie a fait épouser sa seconde fille, Laure, avec l’une de ses relations d’affaire, Joseph Collin, directeur du haut fourneau de Châtillon. Né le 7 avril 1825, celui-ci est le fils d’Antoine Honoré Charles Collin, horloger à Châtillon, et d’Anne Thierry[ii]. Le 23 octobre 1854, il a épousé à Dijon Laure Bonickhausen.
C’est là que sa mère envoie Gustave, espérant que son fils trouve sa voie. Il semble y être resté de septembre 1855 à janvier 1856. Mais Gustave écrira : « Il est constant que je n’entends pas grand-chose à la métallurgie». Surtout, il s’accorde du bon temps chez sa sœur, profitant des confitures de coing : « Je suis toujours dans une période d’engraissement. Je ne sais où cela s’arrêtera ». Ce ne sont pas les filles de Châtillon qui l’attirent, car elles ont des airs de « jardinières endimanchées » et une « dindonnerie sans pareille ». Ce qui l’amuse, ce sont les parties de chasse avec son beau-frère, dans les bois de Villers-Patras, où ils s’amusent à débusquer le lièvre et à tirer les alouettes ; « toutes les courses en plein soleil et cette activité m’ont donné plus de couleurs que je n’en ai jamais eu, je suis bruni comme un soldat d’Afrique »[iii]. Ainsi, « je passe agréablement mes journées ici à ne rien faire »[iv].
Mais tout a une fin pour Gustave, sa sœur accouche d’une petite fille, Josèphe Mélanie Jeanne, le 26 janvier 1856, et sa mère l’envoie à Paris, chez l’ingénieur Charles Nepveu, « constructeur de machines à vapeur, outils, forges, chaudronnerie, tôlerie, matériel fixe et roulant pour chemins de fer », puis il sera embauché comme ingénieur à la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest et ensuite chez un industriel belge, François Pauwels. Souhaitant avoir un ménage, Gustave Eiffel va épouser, le 8 juillet 1862, à Dijon, Marie Gaudelet, petite fille du brasseur qui employait son père. Nommé à la tête des ateliers de Clichy, propriété de la Compagnie Pauwels, le couple va s’installer dans cette ville. Alors qu’il vient d’être père d’une petite Claire, le 19 août 1863, il accueille chez lui sa plus jeune sœur, Laure, atteinte d’une tumeur à la gorge qui la mine, afin qu’elle soit mieux soignée. Sa fille, Jeanne, est recueillie par ses grands-parents, au Castel, tandis que son mari est trop occupé au fourneau de Châtillon. C’est chez Gustave que Laure s’éteindra, entourée de son frère et de son mari, le 11 août 1864. Elle sera enterrée à Dijon.Au foyer Eiffel naîtra, le 16 octobre de la même année, une deuxième fille, prénommée Laure en souvenir de la sœur disparue.
Gustave va se conduire, envers sa famille, comme un patriarche, tour à tour bienveillant et autoritaire. Vis-à-vis de sa nièce, Jeanne, orpheline, c’est lui qui prendra en charge son éducation, mais celle-ci, d’un caractère assez difficile, est ballotée entre ses grands-parents à Dijon et Levallois, où habite désormais Gustave. Finalement, c’est lui qui lui choisira un mari, Lucien Dupain, un polytechnicien, qu’elle épousera en 1875 à Levallois[v]. En ce qui concerne ses beaux-frères, Gustave n’est pas tendre. Marie a épousé Armand Hussonmorel, employé à la comptabilité à la Compagnie Pauwels. Mais, comme il va faire des malversations bancaires et dépenser les 45 000 francs de la dot de sa femme ; après un conseil de famille, Armand sera poussé à prendre un bateau pour New-York et à se faire oublier[vi].
En ce qui concerne son autre beau-frère, Joseph Collin, lui aussi connaîtra des problèmes après la mort de sa femme. Incapable de s’occuper de sa fille, lui aussi va dilapider les 45 000 francs de la dot de sa femme et sera contraint de quitter le fourneau de Châtillon.Après un essai pour être négociant à Châtillon, Gustave va le faire travailler pour lui à partir de 1873. Il l’accompagnera dans ses voyages et l’enverra diriger les chantiers à Chinon puis, plus tard, au Portugal, pour la construction du pont Maria Pia, à Porto. Mais le contremaître n’en veut plus. C’est probablement à cette date qu’il va s’occuper d’une briqueterie. Cependant, Gustave fait de temps en temps appel à lui : entre avril et décembre 1884, Joseph est dépêché au Portugal, dans l’espoir de faire avancer les réclamations lors de la liquidation de la société Eiffel-Seyrig ; en juillet 1888, il intervient pour la maison Eiffel de Levallois-Perret, lors de l’attribution de construction de passerelles démontables dans Paris pour l’exposition universelle ; et, en janvier 1889, il aide Gustave à rassembler de la documentation pour le discours que ce dernier doit faire, lors de son élection à la présidence de la Société des ingénieurs civils[vii].Rentier et retiré à Laignes, rue des moulins, il décède le 19 mai 1890.
Gustave Eiffel a aussi travaillé avec un autre châtillonnais, Louis Cailletet, la Tour permettant, après l’exposition universelle de 1889, des études scientifiques et justifiant, aux yeux du public parisien, l’utilité de la tour.
En 1892, Cailletet et Colardeau étudièrent la chute des corps à partir d’une plate-forme de la tour : « Il n’y a jamais eu jusqu’ici qu’un très petit nombre d’expériences exécutées sur la chute libre des corps dans l’air, en tenant compte de la résistance que l’air oppose à leur mouvement. Un de nos savants les plus éminents, M L. Cailletet … a entrepris, avec la collaboration d’un physicien des plus distingués, M.E. Colardeau, une série d’expériences à ce sujet… La résistance de l’air intéresse les ingénieurs de chemins de fer en ce qui concerne la marche des trains, les marins pour la marche des navires ; son étude est la base du problème de la direction des ballons et de celui de l’aviation… M.M Cailletet et Colardeau ont pensé que la Tour Eiffel offrait les conditions les plus avantageuses pour entreprendre les expériences les plus complètes sur la chute des corps et la résistance de l’air, en permettant les mouvements rectilignes. Un laboratoire a été installé à la seconde plate-forme de la Tour. Il renferme les appareils d’expérience et de mesures, et offre une colonne d’air de 120 mètres de hauteur, pour la chute des corps. L’installation de ce laboratoire est due à M. Eiffel, notre grand ingénieur, que l’on trouve toujours prêt à patronner les entreprises de l’intelligence, et à contribuer aux progrès de la science » ( La Nature, 9 juillet 1892).
La brochure, « travaux scientifiques exécutés à la tour de 300 mètres de 1889 à 1900 », transcrit le discours prononcé par Gustave Eiffel à la conférence Scienta, le 13 avril 1889. Il remerciait tous ceux qui l’avaient encouragé à construire sa tour :« il y a quelques jours, j’en recevais de précieux témoignages dans une ascension à la plate-forme de 300 mètres que je faisais avec MM. Mascart, Cornu et Cailletet[viii]. Sur cette étroite hune, qui semble isolée dans l’espace, nous étions ensemble pris d’admiration devant ce vaste horizon, d’une régularité de ligne presque semblable à celle de la mer, et surtout devant l’énorme coupole céleste qui semble s’y appuyer et dont la dimension inusitée donne une sensation inoubliable d’un espace libre immense, tout baigné de lumière, sans premiers plans et comme en plein ciel…Sans parler d’autres nombreuses expériences que beaucoup entrevoient, M. Cailletet me permettra de vous dire qu’il étudie en ce moment un grand manomètre à mercure avec lequel on pourra réaliser avec précision des pressions allant jusqu’à 400 atmosphères ». Ce manomètre fut inauguré le 2 avril 1891 et son installation, servant de mesure étalon pour la fabrication de tous les manomètres industriels, eut un retentissement international.
Bibliographie :
Bermond Daniel : Gustave Eiffel ; Perrin ; 2002
Brunet Véronique : Mélanie Eiffel, mère et femme d’entreprise moderne en Bourgogne ; Editions du Revermont ;2019
Carmona Michel : Eiffel ; Fayard ; 2002
[i] Gustave Eiffel pourra écrire, dans sa Généalogie : « La Haute Marne avec ses hauts-fourneaux de création récente, venaient s’alimenter en houille d’Epinac au port du canal de Dijon dont des chargements importants partaient chaque jour. Ma mère se tourna délibérément de ce côté et obtint d’être entrepositaire unique de ces mines pour Dijon et pour les régions voisines telles que la Haute-Marne ». Les houillères d’Epinac sont à l’époque considérées comme les plus remarquables du bassin d’Autun.
[ii] Antoine Honoré Charles Collin est né à Laignes, le 12 juillet 1802 ; il se marie à Châtillon le 5 juillet 1824 et décède à Châtillon le 5 juillet 1866. Anne est née à Châtillon le 21 avril 1806 (Collin s’était remarié à Claudine Sebille)
[iii] Lettres de septembre et octobre 1855
[iv] Lettre du 8 janvier 1856
[v] Elle aura un fils, Raoul ; dans le testament de Gustave Eiffel, il doit recevoir 50 000 francs
[vi] Né à Dôle le 2 janvier 1827, il décède à New-York le 4 avril 1871. Marie se remariera à Albert Hénocque en 1872
[vii] Selon la brochure : « travaux scientifiques exécutés à la tour de 300 mètres, de 1889 à 1900 ; Eiffel ; Paris, 1900 », Joseph et les responsables du bureau de dessin auraient reçu, en1889, une médaille commémorative attribuée à tous ceux ayant pris part à la construction de la tour
[viii] Eleuthère Mascart, physicien (1837-1908), membre de l’académie des Sciences ; Alfred Cornu, physicien (1841-1902), membre de l’académie des Sciences