La Chartreuse de Lugny

  1. Fondation

L’ordre des Chartreux puise ses origines à Molesme, où saint Bruno, son fondateur,  a séjourné durant quelques années à la fin du XIème siècle, sur une terre mise à sa disposition par la grande abbaye bénédictine. C’est en effet de l’ermitage de Sèche-Fontaine (près de Bar-sur-Seine), qu’est parti Bruno,  fonder le monastère de la Grande Chartreuse dans les Alpes au cours de l’année 1084.

La popularité de ce nouvel ordre dont la particularité était de chercher à concilier érémitisme et vie commune, en privilégiant cependant le premier sur la seconde, va donner naissance à de nombreuses maisons, appelées chartreuses, même si l’expansion de l’ordre a été moins rapide et nettement moins importante que celle de l’ordre cistercien. C’est dans le cadre de cette expansion que sera fondée près d’un siècle plus tard, la Chartreuse de Lugny, dans la vallée de l’Ource, en flanc de côteau, entre Leuglay et Recey-sur-Ource, sur le territoire actuel de la commune de Leuglay. Cette fondation revient à l’évêque de Langres, Gauthier de Bourgogne qui donnera en 1172 aux chartreux, la terre de Lugny dans laquelle ils s’implanteront. Cette donation sera confirmée par le Chapitre cathédrale.

Gauthier était le sixième fils du duc de Bourgogne, Hugues II (1102-1142). Il était le frère du duc Eudes  II (1142-1162) et l’oncle du duc Hugues III (1162-1192). Le diocèse de Langres était l’un des plus importants du royaume. En sa qualité de pair de France, l’évêque avait, lors du sacre du roi de France, préséance sur l’archevêque de Lyon, dont il n’était pourtant que le suffragant.

Pour parvenir à la dotation de la nouvelle chartreuse et pour lui procurer les biens indispensables à sa subsistance, Gauthier avait dû solliciter les diverses maisons possessionnées sur Lugny.

En 1170, il se fit donner par les chanoines réguliers de Saint-Etienne de Dijon, la part qu’ils détenaient sur Lugny. Ces droits avaient été apportés à l’abbaye Saint-Etienne, quelques décennies plus tôt, par Etienne, originaire de Leuglay, lors de son entrée en religion dans l’abbaye dijonnaise.

Les templiers furent à leur tour sollicités par Gauthier. Ils lui cédèrent leurs droits sur Lugny en 1174 afin de compléter le temporel de la chartreuse. Cette cession ne fut pas sans contrepartie, et la commanderie de Bure reçut de l’évêque diverses tenures dépendant du domaine épiscopal,  surVoulaines et Leuglay,  mais également des droits de pâturage pour ses animaux sur le finage de La Chaume et d’autres droits encore.

Puis,  l’abbaye cistercienne de Longuay fut également invitée à céder ses droits sur Lugny ainsi que sur sa grange de Valverset.

Les biens de Valverset sur lesquels avait été édifiée une grange dans le courant du XIIème siècle, appartenaient originairement à Chrétien, et à ses neveux, originaires de Leuglay, fondateurs de la maison de Longuay, rattachée à l’ordre cistercien en 1149, et à laquelle ils en avaient fait apport au moment de la fondation en 1102. Ces biens leur avaient été attribués dans un partage avec Etienne, devenu chanoine de Saint-Etienne de Dijon.

Ce n’est qu’avec réticence que les cisterciens accédèrent à la demande de Gauthier, la grange de Valverset constituant à l’époque une partie importante et sans doute indispensable de leur temporel. La cession sera constatée dans une charte de 1177.

Comme pour les templiers, l’acceptation fut donnée en contrepartie de compensations importantes octroyées par l’évêque de Langres. Longuay reçut l’importante grange de Grandbois située sur le territoire d’Aignay-le-Duc et celle de Hierce, sur celui de Montmoyen,  qui compensaient ainsi la perte de Valverset.

Il était fréquent, lorsqu’il s’agissait de biens transmis à (ou par) des établissements ecclésiastiques, de les faire transiter entre les mains de l’évêque qui les rétrocédait à leur destinataire. De nombreux actes à titre onéreux étaient présentés comme libéralités. Mais pour Grandbois et Valverset, l’intervention de Gauthier va bien au-delà de cet aspect purement procédural et formel. L’affection particulière qu’il portait à l’ordre cartusien et son implication dans la fondation de Lugny, dans laquelle d’ailleurs il se retirera après avoir pris l’habit de saint Bruno, expliquent à n’en pas douter cette omniprésence.

Une charte de 1175 constate la cession de Grandbois par l’abbaye Notre Dame de Chatillon au profit de Gauthier et la rétrocession, semble-t-il, simultanée, avec l’accord de l’abbaye,  de la grange au profit de Longuay. Le texte de la charte résume ainsi l’opération : «Je, Antelme, appelé abbé de Châtillon, veux notifier comme certain que du consentement de tout notre chapitre, nous avons concédé, en notre chapitre, à notre seigneur Gauthier, par la grâce de Dieu évêque de Langres, la métairie de Grandbois, qui consiste en terres cultivées, terres incultes, eaux et pâturages, avec toutes ses dépendances, aisances et usages. Lequel Gauthier, pour le salut de son âme et de celle de ses prédécesseurs, a cédé de plein gré, en présence de tout le couvent réuni en notre chapitre, ladite métairie telle qu’elle lui avait été remise en toutes utilités et usages, avec toutes ses appartenances en bois, plaines, eaux et pâturages, à la maison de Longuay, et en a donné, par son anneau, avec l’assentiment et l’approbation de tout notre chapitre et sans aucune restriction, l’investiture au Seigneur Raoul, abbé de Longuay. »

Toutes ces opérations réalisées dans le cadre d’un échange qu’on peut qualifier de multilatéral, étalé dans le temps, furent présentées comme des donations réciproques dans lesquelles Gauthier tantôt donataire, tantôt donateur, demeura le personnage central. Il conserva la qualité de maître d’oeuvre dans les opérations où furent impliqués, l’évêque de Langres,l’abbaye Saint-Etienne, l’ordre du Temple, l’abbaye de Longuay, et l’abbaye Notre Dame de Châtillon.

2.Petit aperçu du temporel

Lors de toute fondation, la générosité du fondateur, qu’il soit laïc ou religieux, était souvent accompagnée ou suivie de celle des seigneurs locaux. On relève parmi eux, les sires de Grancey qui furent dès le 11ème siècle, propriétaires à titre allodial, de la terre de Lugny qu’ils inféodèrent à Chrétien et à Etienne. L’un de leurs successeurs, Eudes de Grancey, avait encore,  à la fin du 12ème  siècle,  quelques droits féodaux et quelques terres sur Lugny. Il les abandonna aux chartreux, sans doute à l’invitation de l’évêque Gauthier. Les seigneurs de Rochefort-sur-Brevon, ne furent pas en reste. On compte parmi ces riches possesseurs allodiaux, bienfaiteurs de Lugny,  un successeur de Gauthier, Garnier II de Rochefort, qui fut évêque de Langres de 1193 à 1199. Parmi les innombrables donateurs de moindre importance, Geoffroy de Brémur fit don aux chartreux de Lugny, de sa part dans les pâturages de Leuglay. En 1186, Simon de Bricon, donna des biens de même nature sur Essarois.

Ces diverses « aumônes » consistaient en biens très divers, permettant à la communauté cartusienne de vivre autant que possible en autarcie. Ils consistaient en bois, terres et pâtures, mais aussi en droits d’usage, en dîmes, en droits féodaux et seigneuriaux divers. Si la règle particulière de l’ordre interdisait la consommation de vin, celui-ci était cependant indispensable comme vin de messe.  La chartreuse posséda quelques vignes, notamment à Montbard et fit un essai de culture, sans grand succès, à proximité du monastère. Le sel était nécessaire à la vie du monastère, pour l’assaisonnement de la nourriture et pour la conservation de la viande, destinée à la consommation des domestiques de la chartreuse. Il fallait se le procurer en dehors du duché. En 1245, Jean, comte de Bourgogne et sire de Salins, fit aumône à la chartreuse, pour le salut de son âme et de celles de ses parents, de Mahaut de Bourgogne, sa première femme et d’Élisabeth de Courtenay, sa femme actuelle, de dix charges du meilleur sel du puits de Salins, à aller prendre chaque année à perpétuité, à la fin de la semaine qui suit le 2 février.

Les bois et forêts de Lugny représentaient une surface de l’ordre de 850 hectares, entourant le monastère. Cette proximité comme celle de la dizaine de métairies et fermes, des cinq moulins   et des forges installés sur le cours de l’Ource, a grandement facilité leur gestion par la chartreuse.